Avant même que le terme « UX » n’apparaisse dans les discours professionnels et académiques, des penseurs visionnaires comme James J. Gibson et Donald Norman posaient déjà les bases d’une compréhension fine de la relation entre l’humain et son environnement. Aujourd’hui omniprésent dans la conception numérique, le design UX puise ses racines dans des théories bien plus anciennes qu’on ne l’imagine. Cet article propose une plongée dans les origines de ces concepts, pour mieux comprendre comment ils ont façonné les pratiques actuelles du design d’expérience utilisateur.
Des affordances de Gibson à une nouvelle lecture de l’environnement
James J. Gibson, psychologue américain influent du XXème siècle, a profondément bouleversé la compréhension classique de la perception visuelle. Dans son ouvrage majeur The Ecological Approach to Visual Perception, publié en 1979, il introduit le concept d’affordance, un terme devenu central dans les sciences cognitives, l’ergonomie et, plus tard, dans le design d’interfaces numériques. Ce concept ne désigne pas une propriété technique ou objective d’un objet, mais une invitation à l’action, une possibilité d’interaction qu’offre un élément de l’environnement à un organisme capable de l’exploiter. Pour Gibson, percevoir, ce n’est pas uniquement interpréter des stimuli visuels de manière passive : C’est détecter activement ce que l’environnement permet de faire. Il s’oppose ainsi aux approches dominantes de son époque, influencées par la psychologie comportementale et la théorie du traitement de l’information, en proposant une lecture radicalement située de la perception. Cette approche écologique souligne que l’environnement est perçu directement en fonction des capacités de l’observateur, sans nécessité d’intermédiaires cognitifs complexes.
Dans cette logique, une affordance est toujours relationnelle : un objet n’ »afforde » pas une action en soi, mais en fonction de celui ou celle qui le perçoit. Une poignée de porte ronde, par exemple, peut être perçue comme tournable par un adulte, mais peut ne pas l’être par un enfant ou une personne avec une limitation motrice. Ainsi, la compréhension de l’usage d’un objet ne dépend pas uniquement de son apparence, mais de l’interaction entre son design physique et les capacités perceptives et motrices de l’utilisateur. Cette notion d’affordance a des conséquences importantes dans le champ du design. Elle replace l’utilisateur au centre de l’expérience, bien avant que ce principe ne devienne un pilier du design UX. Elle met également en avant une idée structurante : le design ne se contente pas d’être fonctionnel ou esthétique, il doit permettre, suggérer, faciliter une action de manière perceptible. Autrement dit, la fonctionnalité doit être lisible et intuitive, sans nécessiter d’explication ou d’apprentissage complexe.
L’exemple classique souvent cité est celui d’une chaise. Pour Gibson, une chaise « afforde » la possibilité de s’asseoir si l’utilisateur dispose d’un corps capable de s’asseoir et qu’il identifie la structure comme étant stable, à hauteur adaptée, avec un support. Il ne s’agit pas de dire que la chaise a pour vocation intrinsèque d’être utilisée de cette manière, mais que sa forme et ses caractéristiques offrent une opportunité d’action pour celui qui l’observe dans un contexte donné. Ce changement de paradigme dans la perception visuelle a ouvert la voie à de nouvelles façons de concevoir les objets et les environnements. Même si Gibson n’a jamais appliqué ses théories au design numérique, ses idées allaient profondément inspirer le champ du design d’interaction, qui commençait à émerger dans les années 1980 et 1990. Ce sont justement ces fondations théoriques que Donald Norman, quelques années plus tard, allait adapter et faire évoluer pour les besoins des interfaces homme-machine.
La force de l’approche gibsonienne réside dans sa capacité à dépasser les modèles de perception désincarnés ou purement computationnels, pour intégrer l’environnement réel comme partie prenante de l’expérience. En cela, elle se révèle étonnamment moderne, à une époque où les designers s’interrogent de plus en plus sur l’adaptabilité, l’accessibilité et l’inclusivité de leurs interfaces. La perspective écologique de Gibson offre un cadre précieux pour penser des interactions où les capacités et les contextes d’usage sont pris en compte dès la conception.

Donald Norman et l’émergence du design centré sur l’humain
Dans les années 1980, alors que l’informatique personnelle commence à entrer dans les foyers et que les interfaces deviennent un nouveau champ d’exploration pour les designers, Donald A. Norman émerge comme l’une des figures majeures qui va faire le pont entre les sciences cognitives et le design interactif. Psychologue cognitiviste de formation, formé au MIT et professeur à l’université de Californie à San Diego, Norman aborde la conception des objets techniques non pas uniquement sous un angle fonctionnel, mais à travers le prisme de la psychologie humaine. C’est dans cette perspective qu’il publie en 1988 son livre devenu emblématique, The Design of Everyday Things (initialement intitulé The Psychology of Everyday Things), qui bouleversera les pratiques du design industriel et de l’interaction homme-machine.
Norman reprend le concept d’affordance développé par James J. Gibson, mais le transforme pour l’adapter aux objets artificiels, et en particulier aux systèmes interactifs. Contrairement à Gibson, pour qui une affordance est une propriété émergente de la relation entre l’organisme et l’environnement, Norman met l’accent sur la perception de l’affordance : autrement dit, ce qui compte, ce n’est pas uniquement ce qu’un objet permet de faire, mais ce que l’utilisateur croit pouvoir faire avec cet objet. Un bouton suggère qu’on peut le presser, une poignée de porte indique qu’on peut la tirer ou la pousser mais ces indications doivent être suffisamment explicites pour éviter toute confusion. Ce glissement sémantique du concept original donne naissance à l’une des idées les plus fécondes du design UX moderne : un bon design rend visibles ses fonctions. Ce qui distingue un objet bien conçu, ce n’est pas seulement sa capacité à remplir une tâche, mais la facilité avec laquelle l’utilisateur peut deviner comment l’utiliser sans apprentissage préalable, ni notice d’utilisation complexe. Au-delà de l’affordance, Norman développe plusieurs concepts fondamentaux qui deviendront la colonne vertébrale de la pensée UX :
- Les contraintes : Elles limitent les possibilités d’action de l’utilisateur afin de prévenir les erreurs et d’orienter les comportements. Ces contraintes peuvent être physiques (une carte bancaire ne s’insère que dans un sens), culturelles (rouge pour « stop », vert pour « go »), logiques ou encore sémantiques ;
- Le feedback : Tout système bien conçu doit répondre immédiatement à l’action de l’utilisateur. Ce retour permet de confirmer que l’action a bien été prise en compte, ou au contraire d’alerter en cas d’erreur. L’absence de feedback génère incertitude, frustration et erreurs en cascade ;
- Les modèles mentaux : Ce sont les représentations internes que les utilisateurs se construisent pour comprendre comment fonctionne un objet ou une interface. Un design efficace s’appuie sur ces modèles mentaux en les respectant ou en les guidant. Si le modèle mental de l’utilisateur ne correspond pas à la réalité du système, les erreurs deviennent inévitables.
Norman ancre ainsi le design dans une démarche profondément empathique, où l’utilisateur n’est pas considéré comme un expert ou un technicien, mais comme un individu avec des connaissances, des attentes et parfois des limitations. Il rejette l’idée que les erreurs sont dues à la maladresse de l’utilisateur : si l’on se trompe, c’est le système qui a été mal conçu. Cette inversion de perspective marque l’avènement du design centré sur l’humain, qui s’oppose aux conceptions purement fonctionnelles ou technocentrées. Ce changement de paradigme s’inscrit parfaitement dans le contexte des années 1990, marqué par la démocratisation des interfaces graphiques, la croissance rapide du web, puis l’arrivée des téléphones mobiles et des premières applications interactives. L’utilisateur devient alors la figure centrale de la conception numérique. Les ingénieurs ne peuvent plus se contenter de faire « fonctionner » un système : ils doivent aussi le rendre utilisable, compris, souple et agréable à manipuler.
C’est également à cette époque que Norman joue un rôle clé dans la formalisation du concept de User Experience (UX), un terme qu’il contribue à populariser dans les milieux industriels alors qu’il est consultant chez Apple. Il précise que l’UX ne se limite pas à l’interface utilisateur, ni même à l’usage du produit : elle englobe l’ensemble du parcours de l’utilisateur, de l’anticipation de l’interaction jusqu’au souvenir qu’il en garde. Il s’agit donc d’une approche holistique, qui va bien au-delà du simple design d’écran ou de boutons.
À travers ses écrits, ses interventions dans l’industrie et son travail de vulgarisation, Norman pose ainsi les fondations d’un champ interdisciplinaire mêlant design, psychologie, ergonomie, ingénierie et recherche utilisateur. Son influence perdure encore aujourd’hui dans toutes les méthodologies UX modernes, qu’il s’agisse de design thinking, d’UX research ou de conception d’interfaces centrées utilisateur.

Les héritages croisés : Comment ces concepts fondent encore le design UX contemporain
À mesure que le design UX s’est structuré comme discipline à part entière, les concepts fondateurs développés par Gibson et Norman se sont installés durablement dans les méthodologies, les outils et les pratiques quotidiennes des designers. Loin d’être relégués à l’histoire des idées, ils constituent aujourd’hui encore une grille de lecture incontournable pour concevoir des expériences numériques compréhensibles, accessibles et adaptées à la diversité des utilisateurs. On retrouve leur influence dans la manière d’évaluer la lisibilité d’une interface, de construire des prototypes, ou d’analyser les comportements observés lors de tests utilisateurs. Chaque projet de conception intègre désormais, de manière plus ou moins explicite, des notions telles que les affordances visibles, le feedback immédiat ou les modèles mentaux d’usage. Ces éléments, autrefois théoriques, ont été progressivement opérationnalisés sous forme de principes de design, de guidelines ou de frameworks d’évaluation.
Pour mieux saisir cette continuité historique, voici un tableau synthétique qui met en relation les concepts fondateurs issus de Gibson et Norman avec leur traduction concrète dans les pratiques UX d’aujourd’hui :
| Concept fondateur | Application contemporaine en UX |
|---|---|
| Affordance (Gibson, 1979) | Les éléments cliquables, glissables ou interactifs sont visuellement identifiables sans explication (ex : boutons, curseurs, zones drag & drop) |
| Modèle mental (Norman, 1988) | Le design s’aligne avec les représentations mentales usuelles de l’utilisateur (ex : icône de disquette pour enregistrer, panier pour acheter) |
| Feedback (Norman, 1988) | Affichage de messages, animations ou vibrations qui confirment qu’une action a été prise en compte (ex : ajout au panier, envoi d’un message) |
| Contraintes (Norman, 1988) | Réduction des risques d’erreurs par design (ex : champs désactivés, messages d’erreur contextualisés, masquage d’options complexes) |
Mais cette transmission n’est pas restée figée. Les pratiques UX ont évolué, intégrant de nouveaux outils issus de la psychologie comportementale, de l’analyse des données, ou encore de la recherche en neurosciences cognitives. La montée en puissance de l’UX research a permis de confronter les intuitions théoriques à des résultats empiriques, obtenus à travers des tests utilisateurs, des entretiens, des analyses de parcours ou des mesures physiologiques (eye-tracking, charge cognitive, etc.). Ces méthodes ont contribué à raffiner les notions issues des travaux de Norman et Gibson. Par exemple, la compréhension des modèles mentaux ne se limite plus à des suppositions, mais s’appuie sur des outils de cartographie cognitive ou de co-design pour révéler la manière dont les utilisateurs perçoivent un produit. L’évaluation du feedback ne se contente plus de vérifier sa présence, mais mesure sa pertinence émotionnelle, son timing et son impact sur la fluidité de l’expérience.
En parallèle, les technologies ont radicalement transformé le contexte d’application de ces principes et les interfaces tactiles, vocales, gestuelles ou en réalité augmentée imposent de nouvelles formes d’interaction, souvent dépourvues de repères visuels classiques. Dans ces environnements, les affordances doivent être redéfinies : Comment signaler une action possible sur une surface sans bouton ? Comment construire un feedback dans une interaction vocale sans écran ? Ces questions montrent à quel point les fondements posés par Gibson et Norman restent essentiels, précisément parce qu’ils offrent une grille de lecture adaptable et non figée. Un autre domaine dans lequel ces concepts prennent une nouvelle ampleur est celui de l’accessibilité numérique. En tenant compte des différentes capacités physiques, cognitives ou sensorielles des utilisateurs, le design UX contemporain prolonge les intuitions de Gibson sur l’importance de la relation entre l’organisme et son environnement. Une interface bien conçue doit pouvoir « afforder » une interaction, non seulement pour un utilisateur standard, mais aussi pour des profils variés, avec ou sans handicaps, dans des contextes d’usage divers.
Enfin, la montée de l’intelligence artificielle, des agents conversationnels et des systèmes prédictifs amène à repenser certaines notions clés : que devient le modèle mental dans une interaction avec une IA ? Peut-on encore parler d’affordance quand les actions sont suggérées par un système adaptatif ? Ces interrogations, loin d’invalider les concepts fondateurs, montrent au contraire leur capacité à nourrir une réflexion toujours actuelle sur la conception des technologies émergentes.
Gibson et Norman nous ont transmis ainsi une manière de penser la relation entre l’humain et la technique, en partant de la perception, de l’action et du sens. C’est cette posture, à la fois théorique et pragmatique, qui continue d’inspirer les designers dans un monde numérique en perpétuelle mutation.

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